Par Bruno Etienne
Article paru dans Le Monde, samedi 9 septembre 2000
Bruno Etienne était sociologue et politologue, né le 6 novembre 1937 à La Tronche (Isère) et décédé à Aix-en-Provence le 4 mars 2009. Spécialiste de l’Algérie, de l’islam et de l’anthropologie du fait religieux, il fut également membre du Grand Orient de France.
La franc-maçonnerie est une institution pour le moins singulière. Depuis sa création en Angleterre entre 1717 et 1723 par des huguenots français admirateurs de Newton et influencés par la Royal Society, elle suscite fantasmes et interrogations. Elle se présente comme une société de pensée typique du XVIIIe siècle, émerveillé par la scienza nuova.
Mais elle est bien plus qu’un club : elle se définit comme une communauté pneumatique, assumant la transmission d’une double tradition. D’une part, celle des maçons « francs », c’est-à-dire du mestier, fondée sur le mythe d’Hiram, constructeur du Temple de Salomon. D’autre part, la tradition chevaleresque des Templiers. Cette double héritage explique en partie la crise actuelle de la franc-maçonnerie française, et plus particulièrement du Grand Orient de France (GODF).
Comment cette institution a-t-elle survécu aux condamnations, aux persécutions, à tous les régimes politiques, même ceux qui l’ont persécutée ? Non par ses positions politiques fluctuantes, mais par ce qu’elle porte d’archétypal et de paradigmatique : ses rites, ses mythes, et surtout son système initiatique.
Elle reste l’une des rares sociétés initiatiques de l’Occident à proposer une voie de dépassement de la mort, fondée sur le symbolisme et l’analogie. Telles sont ses véritables valeurs universelles, liées à ce que Michel Jacquart nomme l' »humanitude ».
En France, deux visions de la maçonnerie coexistent depuis trois siècles, mais semblent aujourd’hui au bord de l’explosion :
- L’une, extravertie, progressiste et mondaine, répète « Liberté, Égalité, Fraternité » et vise la transformation sociétale.
- L’autre, introspective, progressive et mystique, invoque « Force, Sagesse, Beauté » et travaille à la construction du temple intérieur, condition de l’édification du Temple de l’Humanité.
Nombreux furent ceux qui, sans schizophrénie excessive, crurent possible d’appartenir aux deux. Cela ne me semble plus viable au sein du GODF.
En se revendiquant seule interprète de la République, en se posant comme ultime rempart contre un pluralisme qu’elle dénonce, cette obédience est devenue profane, mimant les clivages déjà présents dans la société française. Elle est incapable de gérer la diversité culturelle et religieuse contemporaine.
On y trouve :
- Des républicains enragés,
- Des intégristes de la laïcité,
- Des « athées stupides » (selon Anderson, rédacteur des Constitutions d’origine),
- Quelques souverainistes ou fédéralistes,
- Et de rares spiritualistes discrets.
Le GODF est à l’image de la France : en crise. Il doit choisir :
- Soit devenir un simple club politique – avec peu de chances face à la concurrence, tant ses productions sont souvent médiocres.
- Soit se réformer radicalement pour répondre aux quêtes spirituelles de nos contemporains par l’initiation.
Je crois à cette seconde voie. Les travaux des loges de province, même ignorés, en sont la preuve.
Cela suppose de :
- Renoncer aux pratiques bureaucratiques,
- Revenir aux Constitutions d’Anderson,
- Redonner vie aux loges libres et aux rites discrets,
- Distinguer la gestion administrative (loi 1901) de la progression initiatique,
- Sortir de la course à la médiatisation.
Pourquoi ne pas distribuer une partie du patrimoine immobilier à ceux qui en ont besoin ? Pourquoi ne pas revenir à la discrétion maçonnique ?
Enfin, relisons notre rituel : le GODF a atteint l’état de putréfaction symbolique où « la chair quitte les os ». Pour que « l’acacia refleurisse », il faut renoncer aux structures obédientielles centralisées et reprendre le chemin de l’initiation personnelle.
Bref, remettre la charrue derrière les boeufs, et retravailler à notre propre régénération.
Vivat ! Vivat ! Semper vivat !
Bruno Etienne, franc-maçon, professeur de sciences politiques à l’Institut universitaire de France.
- L’Islamisme radical, Hachette Littératures
- La France et l’islam, Hachette Littératures
- Islam, les questions qui fâchent, Bayard
- La mystique de gauche, Dervy
- Franc-maçonnerie : pour ou contre ?, Dervy
- L’identité de l’Europe, L’Aube
- La spiritualité maçonnique, Dervy
Le GODF est depuis longtemps une annexe d’un parti politique plus qu’une société initiatique…
Bonjour, Merci pour nous avoir rappelé cet article. Toutefois, vous semblez ignorer que Bruno Etienne est passé à l’Orient éternel le 4 mars 2009. Une grande perte pour la FM.
Bien frat, Nadine D