La franc-maçonnerie en Bohême et en Moravie occupe une place singulière dans l’histoire européenne. Souvent associée à des noms prestigieux et à des épisodes politiques majeurs, elle a pourtant été marquée par des phases d’essor, d’interdiction, de clandestinité et de renaissance.
Son histoire reflète les tensions, les aspirations, les fractures et les élans démocratiques qui ont traversé l’Europe centrale du XVIIIᵉ au XXᵉ siècle.
Aux origines : Lumières, tolérance et surveillance impériale
Comme dans le reste de l’Europe, la franc-maçonnerie apparaît en Bohême dans le courant du XVIIIᵉ siècle, dans la continuité des Lumières et de l’humanisme chrétien centre-européen.
Elle séduit alors des intellectuels, des aristocrates réformateurs, des militaires et des universitaires.
Mais son développement reste fragile.
- Elle est officiellement reconnue mais étroitement contrôlée sous l’empereur Joseph II, réformateur éclairé, mais méfiant envers toute structure autonome.
- À l’inverse, sous ses successeurs, les loges sont surveillées, limitées en nombre, parfois fermées.
- Pendant les guerres napoléoniennes, elles sont même interdites dans les territoires autrichiens.
Cette période forge un trait durable :
en Bohême, être franc-maçon, c’est savoir traverser les silences.
Premières loges, premiers réseaux
La première loge connue à Prague apparaît au milieu du XVIIIᵉ siècle.
Elle est suivie d’autres cercles plus ou moins discrets, parfois éphémères, parfois influents.
La franc-maçonnerie circule alors dans :
- les salons intellectuels,
- les universités,
- les cercles aristocratiques,
- les loges militaires itinérantes.
Elle nourrit une culture du dialogue, de la tolérance religieuse, du progrès moral, à une époque où ces valeurs ne vont jamais de soi.
Le tournant de 1918 : la Maçonnerie et la naissance de l’État tchécoslovaque
L’indépendance de la Tchécoslovaquie en 1918 marque un moment décisif.
La Première République tchécoslovaque, sous l’impulsion de Tomáš Garrigue Masaryk, se veut :
- démocratique,
- parlementaire,
- pluraliste,
- tournée vers l’éducation et la modernité.
Ces idéaux entrent en profonde résonance avec la franc-maçonnerie.
C’est l’âge d’or maçonnique en Bohême.
On voit alors se croiser dans les loges :
| Domaines | Figures notables | Commentaire |
|---|---|---|
| Arts | Alfons Mucha | Initié et actif → son symbolisme mystique est très marqué par l’ésotérisme maçonnique. |
| Politique | Edvard Beneš, futur président | Défenseur d’une vision civique, démocratique et humaniste de l’État. |
| Science et technique | František Křižík, inventeur et pionnier de l’électrification | Incarnation du progrès appliqué au quotidien. |
La franc-maçonnerie devient alors un lieu de rencontre entre l’intellectuel, l’artiste, le technicien et l’homme d’État.
Elle n’est pas un parti politique.
Elle est l’atelier où se forge l’idée du citoyen.
Une franc-maçonnerie plurielle : la dimension linguistique et culturelle
Il faut souligner un point essentiel :
la franc-maçonnerie tchécoslovaque n’est pas homogène.
- Certaines loges sont germanophones, héritières de la culture de Vienne et de l’Empire austro-hongrois.
- D’autres sont tchéques, enracinées dans la renaissance culturelle slave.
Cette dualité reflète l’histoire même de la Bohême :
terre-carrefour, espace de dialogue et de tension.
Mais dans les loges, on parle un langage commun : celui du symbole.

La loge « Národ » : de la résistance à la construction civique
Parmi les loges les plus influentes, la loge Národ occupe une place centrale.
Elle est issue de réseaux de résistance durant la Première Guerre mondiale.
Ses membres se voient comme :
les gardiens de la démocratie,
du droit,
de l’éthique civique.
La loge devient un véritable laboratoire politique moral, où l’on réfléchit non pas au pouvoir, mais à sa légitimité.
1938 – La nuit tombe
L’accord de Munich (30 septembre 1938), qui autorise Hitler à annexer les Sudètes, bouleverse tout.
En quelques jours, les loges tchécoslovaques se dissolvent volontairement.
Elles choisissent la dignité du silence plutôt que la compromission.
- Certains membres partent en exil,
- d’autres entrent en résistance intérieure,
- beaucoup seront arrêtés, déportés, exécutés.
La franc-maçonnerie tchécoslovaque paie un prix très lourd.
1948 – Illusions brisées
Après la guerre, l’espoir renaît.
Mais le coup de Prague de février 1948 instaure le régime communiste.
Cette fois, la stratégie n’est pas l’interdiction immédiate :
le régime surveille, infiltre, absorbe, espérant neutraliser les loges de l’intérieur.
Quand cela échoue, les loges sont dissoutes en 1951.
Mais la tradition ne meurt pas.
Elle s’enterre en silence, se transmet en secret, s’exile à Londres, puis à Paris.
1989 – La renaissance
Avec la Révolution de Velours, la franc-maçonnerie réapparaît au grand jour.
Elle reconstitue ses loges, rouvre ses ateliers, ravive la mémoire de ses martyrs et de ses penseurs.
Aujourd’hui encore, elle incarne :
- l’héritage des Lumières,
- la défense de la liberté intérieure,
- la fraternité vécue,
- l’engagement discret mais réel pour la paix civile.
Conclusion : Une tradition vivante, patiemment reconstruite
L’histoire des francs-maçons en Bohême et en Tchécoslovaquie n’est pas celle d’un pouvoir caché.
C’est celle d’une fraternité qui, à travers les coups de l’histoire, a tenté de préserver la dignité de la conscience humaine.
Elle nous enseigne que :
La liberté est fragile.
La fraternité se mérite.
Et l’esprit peut survivre à tous les régimes, dès lors qu’il demeure vivant dans le cœur des hommes.
Adaptation de https://deutsch.radio.cz/freimaurer-den-boehmischen-laendern-und-der-ersten-tschechoslowakischen-republik-8851209




