Trente-trois ans ont passé depuis ce mois de janvier 1992 où des francs-maçons russes créèrent à Paris la loge Harmonie. Le même jour, elle était enregistrée auprès du ministère russe de la Justice : la franc-maçonnerie renaissait ainsi officiellement en Russie après une interdiction de plus de soixante-dix ans. Aujourd’hui, la Grande Loge de Russie (VLR) rassemble 54 loges actives et environ 1 300 membres, dont près de la moitié résident à Moscou.

Les débuts d’une renaissance
« La Loge Harmonie a été fondée par le philosophe Gueorgui Dergachev », raconte Viktor Belyavsky, Grand Maître adjoint de la VLR.
Au début des années 1990, Dergachev discute un jour avec un Français de passage — qui se révèle être franc-maçon. Il lui ment en affirmant que son grand-père l’avait été également, ce qui lui vaut une invitation à Paris pour rejoindre une loge.
C’est ainsi que débute la franc-maçonnerie russe moderne.
Les loges moscovites se réunissent généralement une ou deux fois par mois. Certains membres participent aussi aux travaux d’autres ateliers, y compris à l’étranger, dès lors que les obédiences se reconnaissent mutuellement.
Comment entre-t-on en loge ?
Les réunions, appelées « travaux », suivent un rituel transmis depuis trois siècles : ouverture du Livre sacré, dépôt de l’équerre et du compas, initiation, etc.
« Avant de frapper à la porte de la loge, il faut se renseigner », explique un responsable de la VLR.
La procédure :
- Dépôt d’une candidature.
- Rencontre avec deux frères qui servent de recommandation.
- Entretiens informels — souvent dans un café — pour apprendre à connaître le candidat.
- Interrogatoire à l’aveugle lors d’un travail en loge : le postulant, les yeux bandés, est questionné durant une heure sur sa vie, son histoire, sa moralité.
Un vote secret suit. Si trois voix s’y opposent, la candidature est rejetée.
Les vérifications portent sur les antécédents judiciaires, la situation financière (prêts en cours, pensions), la moralité et la stabilité personnelle.
En moyenne, seulement la moitié des candidats termine le processus, qui dure deux à trois mois.
Portrait-robot du franc-maçon moscovite
Selon la VLR, le membre typique est un homme d’une quarantaine d’années, de classe moyenne, souvent réservé et ayant un cercle social restreint. Les professions sont variées : militaires, policiers, entrepreneurs, juristes, fonctionnaires, informaticiens, enseignants et universitaires — ces derniers, réputés bons orateurs, donnent souvent des conférences.
Chaque année, environ 100 nouveaux membres rejoignent l’obédience.
« C’est essentiellement un club masculin où l’on vient échanger, réfléchir et développer des contacts utiles », explique un dirigeant. « Au XIXᵉ siècle, la franc-maçonnerie, c’était un peu le Facebook de l’époque. »
Ce que les francs-maçons ne disent jamais
Seul le Grand Maître peut s’exprimer au nom de l’obédience. Même lui doit éviter certains sujets : politique, religion, identité des membres.
Révéler l’appartenance d’un frère est strictement interdit.
Dans le hall du temple, une grande plaque en bois affiche des noms de dignitaires passés : certains sont abrégés, d’autres masqués par des tirets, preuve que la discrétion reste essentielle.
Au sein même des loges, certains sujets sont également bannis.
« Dès qu’on aborde la politique, la religion ou les femmes, les débats dégénèrent. Mieux vaut éviter », glisse un responsable avec humour.
Les exclusions concernent les personnes condamnées, celles qui trahissent la confidentialité ou enfreignent les règles morales de leur tradition religieuse.
Illusions et désillusions
Beaucoup de démissions viennent de candidats déçus, pensant trouver en loge des personnalités puissantes et influentes.
« Ils cherchent l’élite politique ou financière. Ils ne trouvent que des hommes ordinaires », explique Bogdanov. « Alors ils repartent. »
Qui paye quoi ?
Les membres versent :
- des droits d’initiation pour les trois premiers degrés,
- une cotisation annuelle (20 000 à 40 000 roubles, plus dans certaines loges),
- une participation caritative dite « obole » lors des travaux,
- des amendes symboliques en cas d’absence.
Les dons importants permettent à certains d’obtenir le titre de Grand Intendant — un statut honorifique assorti de privilèges cérémoniels.
L’obédience vend également des bijoux, insignes et objets symboliques pouvant atteindre plusieurs centaines de milliers de roubles.
L’évolution maçonnique suit les trois degrés traditionnels : apprenti (six mois), compagnon, maître. Une trentaine de grades supplémentaires existent ensuite pour ceux qui veulent poursuivre leur parcours initiatique.

À quoi ressemble un temple maçonnique à Moscou ?
Le temple principal, inauguré en 2019, remplace les salles d’hôtels autrefois utilisées. Un nouveau bâtiment est en construction.
La salle rituelle porte le nom de Bogdanov. Les murs arborent les blasons de toutes les loges russes, ainsi qu’une loge biélorusse dont la majorité des membres vit… à Moscou.
Après les travaux, les frères passent au banquet.
Les toasts suivent un ordre immuable : pour la Russie, pour le gouvernement légitime, pour le Grand Maître et pour la fraternité universelle.
Puis vient le moment du fumoir, surnommé « la bibliothèque » : une grande salle à deux niveaux où l’on fume des cigares vendus au temple et où l’on discute longuement.
Un club de cigares s’y réunit chaque mercredi.
Entre fantasmes complotistes et demandes farfelues
L’obédience reçoit chaque jour des messages de personnes persuadées de révéler un secret mondial ou de proposer un « projet révolutionnaire ». Certains se présentent au temple en réclamant des milliards.
Les 50–55 ans semblent les plus sensibles aux théories du complot héritées de l’URSS : « judéo-maçons », Rothschild, Illuminati, etc.
Les plus jeunes, eux, voient parfois les francs-maçons russes comme « des imposteurs » ayant remplacé un ordre disparu il y a longtemps.
D’autres viennent chercher un mythe : Prieuré de Sion, Illuminati… et repartent frustrés lorsque les frères répondent calmement que ces organisations n’existent pas.
Franc-maçonneries parallèles
À côté de la VLR (reconnue par la Grande Loge Unie d’Angleterre), il existe :
- une franc-maçonnerie libérale, plus ouverte politiquement,
- des groupuscules autoproclamés, comme la Grande Loge de Sibérie, fondée par un jeune homme venu « se renseigner » et reparti créer sa propre structure.
Beaucoup de ces petites organisations se disputent membres et reconnaissance, souvent dans une atmosphère cocasse.
La vie d’un franc-maçon moscovite
En pratique, les frères passent trois à quatre heures par mois en loge.
Deux fois par an, une assemblée festive accueille également les épouses et compagnes.
Sur les réseaux sociaux, la VLR est très active : TikTok, VKontakte, pages publiques et échanges directs avec les internautes. Les membres s’adressent les uns aux autres en disant « cher frère », dans une ambiance bon enfant.
Mais la discrétion reste la règle : certains parlent volontiers, d’autres se ravisent soudain, soupçonnant l’interlocuteur de mal comprendre leur « Grand Art ».
- Source : https://moskvichmag.ru/




