Le dernier tsar de Russie fut-il la cible d’un complot maçonnique ?
Kerenski, les loges et la fabrique d’un mythe
Chapo — L’idée revient régulièrement : Alexandre Kerenski, figure du Gouvernement provisoire en 1917 et initié au Grand Orient du Peuple Russe, aurait conduit un complot maçonnique pour renverser Nicolas II et précipiter la tragédie des Romanov. Cette thèse séduit par sa simplicité. L’histoire, elle, raconte une dynamique plus vaste, faite de guerre, de pénuries, de mutineries et d’un pouvoir impérial épuisé.

Alexandre Kerenski n’est pas né conspirateur : il devient d’abord avocat, puis député à la Douma en 1912. Dans la Russie crépusculaire de la Grande Guerre, il s’impose par des discours enflammés contre l’autocratie et par sa capacité à circuler entre milieux politiques rivaux. Son appartenance à une obédience maçonnique – le Grand Orient du Peuple Russe – l’inscrit dans un réseau d’échanges où l’on discute réformes, libertés publiques et responsabilité ministérielle. De là à transformer ce cercle d’influence en état-major clandestin de la Révolution, il y a un pas que les sources ne permettent pas de franchir sereinement.
Février 1917 n’est pas un coup de théâtre ourdi dans l’ombre, mais l’aboutissement d’une crise longue. L’Empire saigne sur le front ; l’arrière manque de tout ; l’inflation dévore les salaires ; les trains n’arrivent plus ; les files s’allongent, les grèves se multiplient et, bientôt, les unités de garnison refusent d’obéir. Le tsar, déjà affaibli par les échecs militaires et l’isolement politique, perd l’appui de l’armée. Lorsque la rue gronde à Petrograd, la Douma tente de canaliser la tempête ; Kerenski, qui a un pied dans la représentation parlementaire et l’autre dans le Soviet, devient un médiateur utile. C’est l’effondrement d’un régime avant d’être la victoire d’un complot.
La suite est faite d’hésitations et d’improvisations. Après l’abdication, se pose la question du sort des Romanov. Londres, qu’on imaginait havre de repli, se dérobe : la guerre, la politique intérieure britannique et la crainte d’un symbole encombrant pèsent dans la balance. Kerenski, ministre de la Justice puis chef du Gouvernement provisoire, supervise un temps la garde du couple impérial. Le transfert à Tobolsk, en Sibérie, est présenté comme une mise à l’abri, loin des foyers révolutionnaires. On connaît la fin : l’année suivante, après la chute de Kerenski et la prise de pouvoir bolchevique, la famille est déplacée à Ekaterinbourg et assassinée en juillet 1918. Tragédie, oui ; preuve d’un plan maçonnique téléguidé, non.
Pourquoi alors cette idée persiste-t-elle ? D’abord parce qu’elle offre un récit clair à une réalité confuse. Un « grand coupable » rassure : il simplifie, il ordonne, il donne un visage à l’effondrement. Ensuite parce que l’antimaçonnisme, vieux courant européen, dispose de ses codes, de ses imaginaires et de ses brochures. Enfin, parce que la présence avérée de maçons dans les élites politiques de l’époque nourrit la suspicion : l’argument d’ambiance se substitue à la preuve.
Or l’historiographie sérieuse constate autre chose : des loges russes diverses, parfois concurrentes, loin d’une structure centralisée capable d’orchestrer une révolution de masse ; des maçons disséminés dans des camps différents, du libéral réformiste au socialiste modéré ; un Kerenski davantage tacticien parlementaire qu’architecte occulte. La mécanique qui emporte Nicolas II est d’abord celle d’un État en guerre qui craque de toutes parts, d’une économie déréglée et d’une armée qui ne suit plus. Les décisions relatives aux Romanov s’insèrent dans ce chaos : elles tiennent aux rapports de force du moment, aux contraintes diplomatiques, aux peurs et aux erreurs – pas à une main invisible.
Reste que la franc-maçonnerie, en Russie comme ailleurs, a servi d’espace de sociabilité politique, de laboratoire d’idées et de carrière. Elle a compté parmi les lieux où s’échafaudent réformes et stratégies. Mais confondre influence et direction, réseau et complot, c’est manquer la véritable leçon de 1917 : un régime tombe rarement parce qu’un groupe le décide ; il s’effondre quand plus personne ne consent à le porter.
En refermant ce dossier, on peut admettre sans naïveté que Kerenski a profité de ses réseaux, discuté avec des diplomates, cherché des appuis – comme le font tous les acteurs politiques en temps de crise. On peut aussi reconnaître que la fin des Romanov, atroce et définitive, a figé les passions et nourri les récits les plus commodes. Mais si l’on s’en tient aux faits établis, la réponse demeure sobre : la franc-maçonnerie fut un milieu d’influence parmi d’autres ; la Révolution de Février, l’abdication et la destinée des Romanov relèvent d’une conjonction d’événements où la guerre, l’économie et la désagrégation de l’autorité jouent le premier rôle. Le « complot maçonnique » ? Un mythe politique tenace, plus parlant que convaincant.
- D’après l’article « Le dernier tsar de Russie victime d’un complot maçonnique ? » du site Russia Beyond




