D’après l’article de Pierre-Yves Beaurepaire, Professeur d’histoire moderne, Université Côte d’Azur (The Conversation, 2022 – CC BY-ND)
Aujourd’hui, difficile de naviguer sur Internet, d’écouter un morceau de rap ou de jouer à un jeu vidéo sans croiser les fameux “Illuminati”.
Symbole pyramidal, œil rayonnant, rumeurs de sociétés secrètes dirigeant le monde…
Le mythe est partout, au point que même les enfants du primaire connaissent ou dessinent ces signes supposés.
Mais comment un ordre réel, né à la fin du XVIIIᵉ siècle et disparu en moins de quinze ans, a-t-il pu devenir le pilier central du complotisme moderne ?
L’historien Pierre-Yves Beaurepaire propose une réponse dans un article publié par The Conversation (2022), dont ce billet s’inspire en respectant la licence CC BY-ND.
Les Illuminaten : un projet des Lumières devenu cible de fantasmes
À l’origine, les Illuminaten fondés en 1776 par Adam Weishaupt en Bavière n’ont rien d’une société occulte cherchant à dominer le monde.
Weishaupt, professeur animé par l’idéal des Lumières, voulait former une élite intellectuelle capable de porter un projet d’émancipation.
Le secret n’était pas un outil de manipulation, mais une protection contre les contre-révolutionnaires.
Rapidement, les Illuminaten s’appuient sur les réseaux maçonniques — non pour les détruire, mais pour recruter, capter des talents, accélérer leur diffusion.
L’ordre monte ainsi à plus de 2 000 membres, un chiffre colossal pour une société secrète de l’époque.
De la réalité au mythe : comment tout a basculé
À partir des années 1780, critiques, pamphlets et dénonciations s’accumulent.
Des francs-maçons eux-mêmes s’inquiètent de ce mouvement parallèle qui attire, recrute et s’infiltre.
1785 : interdiction et emballement
Les autorités bavaroises décident de dissoudre l’ordre et, pour l’abattre définitivement, révèlent au public listes de membres, correspondances et archives internes.
Pour rendre le tout plus sensationnel, elles accusent les Illuminaten de vouloir renverser l’État.
Aucune preuve, mais un impact immense.
C’est là que naît la première mutation du mythe :
les Illuminaten deviennent “Illuminati”, incarnation d’un ennemi invisible.
Barruel, Robison : les deux hommes qui ont changé l’histoire
En 1797, deux auteurs publient presque simultanément deux ouvrages fondateurs du complotisme moderne :
- Augustin Barruel, prêtre français, dans ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme ;
- John Robison, savant écossais, dans Proofs of a Conspiracy…
Tous deux soutiennent la même thèse :
les Illuminati — alliés aux francs-maçons et aux clubs révolutionnaires — auraient planifié la Révolution française et voudraient renverser toutes les monarchies et religions d’Europe.
C’est le début d’un scénario global, cohérent, séduisant… et totalement infondé.
La greffe américaine : naissance d’un complot éternel
Transmis aux États-Unis dès 1797, le mythe se diffuse à grande vitesse.
Des pasteurs puritains très influents reprennent et amplifient l’accusation, persuadés que la jeune république doit se protéger d’une “contagion révolutionnaire” venue d’Europe.
En 1798, Timothy Dwight, président de Yale, dénonce publiquement le péril Illuminati dans un sermon retentissant.
Pour lui, les Illuminati sont prêts à commettre “meurtres”, “boucheries” et “subversion totale” pour abattre la religion.
La campagne présidentielle de 1800 en sera profondément marquée :
Thomas Jefferson lui-même est accusé d’être l’agent des Illuminati.
Le complotisme politique américain vient de naître.
XIXᵉ siècle : les Illuminati absorbent tous les fantasmes
À mesure que le XIXᵉ siècle avance, les Illuminati deviennent un fil conducteur universel :
statue de la Liberté, Révolution française, révolutions atlantiques, luttes politiques, tout peut leur être attribué.
Puis survient une nouvelle mutation :
l’agrégation du complot juif, via la fameuse lettre Simonini adressée à Barruel en 1806 et l’émergence ultérieure des Protocoles des Sages de Sion.
Là encore, les Illuminati deviennent une sorte de marque vide, un “label” auquel on peut associer n’importe quel adversaire.
Dès lors, le mythe est lancé :
un système auto-générant, adaptable, indestructible, qui renaît à chaque crise.
Pourquoi les Illuminati fascinent encore aujourd’hui ?
Parce qu’ils offrent une réponse simple — et fausse — à des réalités complexes :
- guerres mondiales,
- crises politiques,
- peurs religieuses,
- effondrement des empires,
- bouleversements sociétaux.
Un récit unique, totalisant, permettant de désigner un coupable invisible.
Un récit qui rassure, paradoxalement, car il transforme le chaos en intention.
Les Illuminati sont devenus une forme moderne de mythe politique,
un outil narratif, adaptable à toutes les peurs,
une “franchise sans propriétaire” que chacun peut récupérer.
Un mythe plus vivant que jamais
Les Illuminati historiques n’existent plus depuis la fin du XVIIIᵉ siècle.
Mais leur ombre, elle, n’a jamais été aussi présente.
Des jeux vidéo aux réseaux sociaux, des blockbusters aux discours politiques, le mythe continue de prospérer — parce qu’il simplifie le monde, lui donne un visage, et alimente un imaginaire collectif puissant.
Ce que montre l’analyse de Pierre-Yves Beaurepaire (The Conversation, 2022 – CC BY-ND), c’est que le complotisme ne naît jamais du vide.
Il naît d’un besoin d’ordre, de récit, de cohérence.
Et les Illuminati, de par leur nature même — réels mais brèves, mystérieux mais documentés — étaient le support idéal pour devenir l’icône ultime du complotisme contemporain.
