L’un des grands dilemmes maçonniques est de savoir si nous pouvons nous appeler francs-maçons – dire « je suis franc-maçon » – ou si cette affirmation ne nous appartient pas et ne peut être faite que par un autre franc-maçon.
En réalité, nous avons une vision myope de nous-mêmes. Nous avons tendance à nous surestimer, souvent au détriment des autres. Nous avons été éduqués dans un système de comparaisons, où l’on mesure une chose en relation avec une autre. Ainsi, nous nous sentons plus riches lorsque nous voyons des plus pauvres, plus beaux face à plus laids, plus instruits face à plus ignorants.
Cette myopie égocentrique est telle que parfois, face au miroir, nous refusons de croire ce que nous voyons : « ce n’est pas possible que ce soit moi ». Et il nous arrive même de manipuler l’image reflétée, de la déformer pour qu’elle nous paraisse meilleure, plus flatteuse.
De la même manière, lorsque nous nous déclarons francs-maçons, sans attendre la reconnaissance des autres, nous nous réclamons de qualités que bien souvent nous ne possédons pas, ou pas encore. Certes, on peut invoquer le formalisme : « j’ai été initié », « j’appartiens à telle obédience », « j’ai atteint tel degré ». Mais cela suffit-il à justifier l’affirmation « je suis franc-maçon » ?
Depuis mes premiers pas, j’entends cette formule familière parmi nous, lorsqu’un Frère déçoit : « c’est un profane en tablier ». À l’inverse, lorsqu’un non-initié manifeste de belles qualités : « c’est un franc-maçon sans tablier ». Ces expressions rappellent qu’être initié ne suffit pas : encore faut-il incarner ce que l’initiation promet.
Je me souviens aussi d’une phrase entendue lors des réceptions : « Bienvenue mon Frère, puisse la franc-maçonnerie entrer en toi, dans ton cœur et dans tes attitudes, comme toi tu es entré en elle. » Toute la difficulté réside là : l’initiation ne change rien si elle ne pénètre pas le cœur.
Et pourtant, il n’est pas rare de rencontrer des Maîtres, des Maîtres Installés, des Grands Officiers, voire des Souverains Grands Inspecteurs Généraux, qui tiennent des discours ou adoptent des comportements en contradiction flagrante avec notre philosophie. Beaucoup considèrent que leur avancement se mesure aux degrés accumulés, aux titres portés, aux honneurs reçus. Mais qu’en est-il de l’humilité, de la fraternité, de la douceur et de la sagesse ?
Je suis peiné de voir des Frères impliqués dans des affaires civiles ou pénales, d’entendre parler de violences conjugales commises par des initiés, d’assister à des querelles d’ego entre obédiences, chacune prétendant à une reconnaissance supérieure. Je suis affligé de constater que certains importent dans la loge les rivalités du monde profane, l’esprit procédurier, l’érudition juridique ou la politique partisane, au lieu de cultiver le silence, le symbole et la méditation.
Alors, suis-je franc-maçon ? Ou bien dois-je attendre d’être reconnu comme tel ? Et surtout : qu’est-ce qu’un franc-maçon, au-delà des définitions idéalisées des rituels et des constitutions ?
La franc-maçonnerie nous invite à retirer nos masques, à dépasser nos illusions, à revenir à l’essentiel : l’humilité du travail sur la pierre brute, l’effort de perfectionnement moral, la construction collective du temple intérieur. Elle n’est ni un club social, ni une société d’influence, ni un décor pour flatter nos egos. Elle est un ordre initiatique, et elle ne vit que par l’expérience vécue en loge.
Être franc-maçon, ce n’est pas se dire tel, mais être reconnu comme tel par les autres, non pas à cause d’un grade ou d’un tablier, mais par la cohérence entre nos symboles et nos actes, entre nos rituels et nos vies.
La plus belle récompense n’est pas un tablier plus orné, un titre plus élevé, ou un degré supplémentaire. La seule vraie récompense est d’entendre, un jour, dans le regard de nos Frères :
« Tu es reconnu comme franc-maçon, sans l’ombre d’un doute. »





Excellente « planche »