Rudyard Kipling, prix Nobel de littérature, a su exprimer dans ce poème une vision profondément initiatique de la condition humaine et du rôle du franc-maçon. À travers des images puissantes – la Chaîne, le signe, la pierre, la mort transcendée – ce texte fait résonner les symboles les plus universels de la franc-maçonnerie.
L’humilité de l’initié : « Un homme parmi les hommes »
Dès l’ouverture, le narrateur affirme :
« Je ne suis qu’un homme parmi les hommes… »
Cette déclaration incarne le dépouillement des métaux, première exigence de l’initiation. Le maçon n’est pas supérieur aux autres, mais il a accepté de franchir les étapes de l’initiation (répondu sous le bandeau, gravi les trois marches).
Ces trois marches évoquent bien sûr les trois degrés symboliques – Apprenti, Compagnon, Maître – qui jalonnent le parcours maçonnique.
La Chaîne d’union : lien des vivants et des morts
Le poète insiste :
« Je suis un maillon de la Chaîne ! La Chaîne est longue. »
La Chaîne d’union, symbole majeur, relie les maçons entre eux, au-delà des générations et des frontières.
Kipling la fait remonter « jusqu’au siècle d’Hiram », reliant ainsi chaque initié au mythe fondateur de la construction du Temple.
Mais la Chaîne ne se limite pas au passé : elle unit l’homme à l’Univers, « dans l’espace et dans le temps ». C’est une vision de l’humanité reliée dans une fraternité éternelle.
Les signes dans l’histoire : des temples antiques aux cathédrales
Kipling souligne la continuité symbolique en évoquant le signe maçonnique :
- sur les pierres des temples antiques de l’Orient,
- sur les papyrus ocre des scribes,
- dans les cathédrales gothiques, « poèmes de pierre » ouverts aux vents des siècles.
Le signe devient ici l’empreinte du sacré dans l’histoire humaine. Chaque monument, chaque texte, chaque œuvre est un témoignage de la lumière initiatique.
Les conquêtes de l’esprit : de Mozart à Condorcet
Le poème élargit la perspective : la franc-maçonnerie n’est pas seulement un héritage de pierres et de temples, mais aussi une force spirituelle présente dans la culture universelle.
Le signe se retrouve :
- dans une partition de Mozart (frère maçon),
- dans les écrits de Goethe,
- dans les pages de Condorcet,
- dans les travaux scientifiques d’Arago.
La Chaîne relie ainsi l’art, la philosophie et la science : trois colonnes symboliques soutenant l’édifice spirituel de l’humanité.
L’éthique maçonnique : tolérance, pardon et combat
Kipling exprime la morale initiatique :
« Je ne hais point, je ne sais point haïr. »
La maçonnerie se fonde sur la tolérance et la fraternité. L’initié pardonne, non par faiblesse, mais par compréhension : celui qui est « méchant » est encore sous le bandeau de l’ignorance.
Mais le pardon n’exclut pas le combat :
« J’ai combattu… le fanatisme et la misère, la sottise et le mensonge. »
L’initié devient alors ouvrier de l’humanité, luttant contre les forces d’obscurité, fidèle à sa mission de bâtisseur.
La mort et la transmission : rien n’est perdu
L’une des plus belles images du poème est celle de la mort :
« Quand je partirai, formez la Chaîne… Rien ne sera perdu de ce qui fut donné. »
La mort n’est pas la fin mais une transmission initiatique. Le maçon, ayant « dégrossi sa pierre » avec l’équerre et le compas, laisse à ses Frères « le meilleur de lui-même ».
Cette vision rejoint le rituel : lors de la Chaîne d’union, l’absence d’un Frère rappelle à tous que le lien se poursuit au-delà de la vie terrestre.
Un testament spirituel maçonnique
Ce poème peut être lu comme un testament initiatique. Kipling y exprime :
- la modestie de l’homme face à l’Univers,
- la continuité d’une tradition symbolique,
- la fraternité universelle,
- la responsabilité morale de l’initié,
- l’acceptation de la mort comme passage et transmission.
C’est la quintessence de la franc-maçonnerie : travailler à sa place, à son rang, mais toujours dans la lumière et pour l’humanité.
Kipling, poète de la Lumière
Par ce poème, Kipling offre une méditation sur le rôle du maçon dans l’histoire et dans l’éternité.
Être un simple « maillon de la Chaîne », c’est déjà participer à l’œuvre universelle de la construction du Temple idéal : celui de l’humanité réconciliée avec elle-même.
LE TESTAMENT DE L’INITIÉ – RUDYARD KIPLING
Je ne suis qu’un homme parmi les hommes, mais j’ai répondu sous le bandeau et j’ai gravi les trois marches. J’ai vu l’étoile flamboyante, j’ai fait le signe. Je suis un maillon de la Chaîne ! La Chaîne est longue.
Elle remonte jusqu’au siècle d’Hiram, et peut-être plus loin encore.
On trouve notre signe sur les pierres dans les déserts de sable sous le ciel pur de l’Orient, dans ces plaines où s’élevaient les temples colossaux, poèmes purs de la puissance et de la gloire.
On trouve notre signe sur les papyrus que l’âge a teinté d’ocre, sur les feuilles où le calame a tracé les phrases les plus belles qu’un être ait pu lire.
On trouve notre signe sur les hautes cathédrales aux sommets sublimes aérés par les vents des siècles.
On trouve notre signe jusque sur les conquêtes de l’esprit qui font l’humanité meilleure, sur la partition de Mozart, sur la page de Goethe, le livre de Condorcet, les notes d’Arago.
Et pourtant, je ne suis qu’un homme parmi les hommes, un homme sans orgueil, heureux de servir à sa place, à son rang, je ne suis qu’un maillon de la Chaîne, mais je me relie à l’Univers dans l’espace et dans le temps.
Je ne vis qu’un instant, mais je rejoins l’Eternel.
Ma foi ne saurait faire couler le sang, je ne hais point, je ne sais point haïr.
Je pardonne au méchant parce qu’il est aveugle, parce qu’il porte encore le bandeau, mais je veux l’empêcher de mal faire, de détruire et de salir.
A ma place, debout et à l’ordre, j’ai travaillé de mon mieux.
Dans toutes les heures de la vie, mon cœur est demeuré fidèle.
Je me suis dépouillé des métaux, j’ai combattu jusqu’à la limite de mes forces le fanatisme et la misère, la sottise et le mensonge.
Je ne crains rien, pas même ce sommeil que l’on appelle la mort.
J’espère supporter la souffrance avec l’aide des miens, je saurai subir ce qui doit être subit parce que c’est la loi commune.
J’aurais dégrossi la pierre, accompli ma tâche en bon ouvrier par l’équerre et le compas
Quand je partirai, formez la Chaîne
Rien ne sera perdu de ce qui fut donné. Je resterai toujours parmi vous car je vous laisserai le meilleur de moi-même, oh fils de la Lumière, mes Frères.
Rudyard KIPLING
