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OÙ ES-TU, FRANC-MAÇON ? PAR JACQUES FONTAINE

— Réédition —

Voici une contribution  sur les des attentats de Paris et de tout ce qu’ils ont provoqué de Jacques Fontaine dans sa  rubrique « Le Compas Pique » de « Les illustrissimes blogueurs« 

UNE VAGUE D’ÉMOTIONS, LA NOYADE DE LA RAISON

OÙ ES-TU, FRANC-MAÇON ?

            La cour des Invalides ce vendredi 27 novembre ; ils sont là les rescapés, les endeuillés, les ombres des disparus ; ils sont là graves, touchés et meurtris. La Marseille résonne devant le grand parterre où, le regard fixe, les officiels participent au deuil national. Le Président prend la parole, avant que les noms des jeunes victimes soient lentement égrenés : « Ne céder ni à la peur, ni à la haine…la jeunesse de France frappée en son cœur… »Le visage est fermé, les commissures des lèvres serrées. Une écharpe noire et l’évocation funèbre de ces « 130 noms, 130 vies arrachées, 130 destins fauchés, 130 rires que l’on n’entendra plus, 130 voies qui à jamais se sont rues ». Trois chanteuses entonnent l’hymne à l’amour. Les parents pleurent ; la Garde républicaine est figée, l’œil dur et comme absent. L’émotion est à son comble, aboutissement de deux semaines de larmes, que l’on ne peut retenir, de témoignages de l’horreur, de drapeaux aux fenêtres. Les nations communient dans le bleu-blanc-rouge ; Le deuil s’élargit au planétaire. Le tsunami de la souffrance et de la détresse a envahi nos âmes et nos cœurs.

            Non je ne renie rien de ces symboles, de  ces commémorations, de ces mots déchirés, de ces moments où tout se tait, en remembrance douloureuse. Mais, franc-maçon, je m’interroge et me surprend aussi à d’autres émotions, peu amènes dans le paysage de larmes et d’indignation. Ce n’est pas rien : la guerre ! rien de moins contre les assassins aux tentacules sinistres, avec nos forces de l’ordre. Oui, menons là cette guerre et à la violence, répondra la violence. Commençons par mettre en place l’état d’urgence pendant trois mois ; déjà, les autorités s’interrogent : ce sera peut être plus. La France a informé le Conseil de l’Europe pour l’informer qu’elle allait « déroger à la convention européenne des droits de l’Homme » avec l’état d’urgence décodé après les attentats, une procédure qui la prémunit d’éventuelles condamnations devant la CEDH, sans la dispenser de respecter certains droits fondamentaux inaliénables. C’est encore heureux !

   Le peuple demande-t-il réparation des homicides de sa jeunesse ? Allons dans son sens ; les cotes de popularité frémissent d’aise. Non, la France n’a pas peur, elle se remet debout. Dans le même temps, la foule, saisie par cette peur, qu’elle dit refuser déserte les magasins et les rames, de Bruxelles à Paris.

            Puis soudain un souvenir d’une autre émotion mais dans des situations comparables Norvège 2011:un islamophobe forcené tue 77 personnes. Les Norvégiens vont-ils trépigner pour signer une déclaration de guerre ? Pas du tout. Le maire d’Oslo déclare, devant la presse de caniveau (laquelle ne l’est pas ?) ébahie : « Nous punirons le coupable. La punition, ce sera plus de générosité, plus de tolérance, plus de démocratie ». Il ne fut pas alors précisé s’il était initié. Mais j’apprécie que des propos que je juge intelligents et adaptés anticipent les mâles accents guerriers . Oui, je sais, il y a , comme le disent des Frères surtout « des limitees à la tolérance ». pourtant nous ne ferons jamais que notre devoir à repousser aussi loin que possible les frontières de la violence. Le Bouddha ne dit-il pas que la violence ne saura jamais engendrer la paix ? Diatribes des émotions fortes ou prise de distance avec la raison comme compagne. Aujourd’hui les Français, leurs élus et autres porte-parole ont choisi. Franc-maçon je m’attache à prendre du recul, ma raison en bandoulière. Tonitruer devant les conséquences cache le buisson des causes. Les Francs-maçons, affirment-ils souvent, réfléchissent sur les causes, plutôt que d’être dominés en permanence par les conséquences qui renaissent comme les têtes de l’Hydre de Lerne.

            J’ai appris dans mes loges que je descendais de ces Lumières qui hissèrent la raison sur le bouclier gaulois de notre histoire. Oui, la raison qui, rêve insensé, ose nier l’évidence des violences et nous assure que le progrès est un géant débonnaire ; Qu’est-il, en effet, de plus déraisonnable que la guerre ? Les Hommes ne sont-ils pas tous des Frères ? Notre chaîne d’union ne nous réunit-elle pas, « libres ou dans les fers, du plus humble au plus prospère » ? Mais l’attitude compassionnelle ne tarde pas : avec la timidité qui sied au Français moyen qui, ébahi, entend seriner les paroles endeuillées et martiales, je m’interroge.

            Et je vibre et résonne : Oui je me sens comme délivré par cette communion mondiale. Enfin je ne suis pas seul ; nous sommes une famille, celle des civilisés, des bien-pensants. C’est chaud, c’est fraternel et je ne m’endort plus sans la conviction que mon cœur bat au rythme du Bien, de la paix et de la juste, ô si juste, vengeance. Je me prend à moi-même et descend dans les chambres obscures de mon temple intérieur. Et, là, en bas, les sarcasmes et les ricanements me troublent et me désarçonnent : Quoi ! Avouerai-je l’inavouable, que je partage avec mes Sœurs, mes Frères si prompts à déplorer la méchanceté humaine ? Je ne dois pas refouler l’épreuve et la vérité des entrailles. J’en ai fait le serment. L’indicible, je l’écris en mots de haine et de sang. Je prends une manière de plaisir glauque à vibrer à l’unisson. Quoi, mon agressivité que je débusque de temps en temps et qui m’habite depuis la porte basse de la vie à venir, mon agressivité trouve là, dans le drame, un faux-fuyant si confortable. Ceux qui savent appellent ça « projection » . Comme si, grâce aux meurtres, je me lavais de toute responsabilité, et que je levais le poids de ma culpabilité. C’est pas moi, c’est l’autre ! Oui mais le clin d’œil complice des assassins me renvoie à mes chimères haineuses. J’ai médité tout cela avec le meurtre d’Hiram Abi, la manière habile de se décharger sur les épaules maudites du meurtrier, de la culpabilité dévorante. Oui, c’est moi ! Oui, je prends plaisir, morose pour la forme, à écouter les 130 noms des victimes comme un glas réjouissant. De cette réjouissance partagée avec la foule, instrumentalisée, sans broncher, par des médias qui devraient être poursuivis pour incitation à la satisfaction procurée par la haine. Complaisance des journaux télévisés qui se vautrent dans l’abject, en rajoutent et ne cessent de servir le plat chaud de la souffrance communielle et rédemptrice. Acmé de notre civilisation du paraître, des grands spectacles de foire , de sport et de manifestations. « Du sang, du sang », criai-je dans la cour de l’école quand deux camarades se battaient. Aujourd’hui, je suis comblé, le spectacle est grandiose, paré des atours sincères des larmoiements sincères. De cette sincérité qui plonge ses racines dans le grenouillage des pulsions bâillonnées. En faire plus, encore plus : c’est à qui connait quelqu’un qui a pour ami(e) un tel dont le cousin connaissait bien une victime. Manière de participer à l’exploit, dans la tribune et de valider son chagrin massif ;

            A l’examen, le décor et les répliques vacillent : trois mois d’état d’urgence. Une entorse possible à la convention européenne des droits de l’Homme. Quelques voix se redressent dans l’éveil des sens alertés : chaque pas, chaque avancée dans une sécurité renforcée et goulûment attendue, est une reculade de nos libertés. Les deux, sécurité et liberté forment un couple infernal que les puissants de la planète mènent au bal des émotions de masse. Le stade de la terreur ; la foule se lève et brandit les drapeaux de l’union émotionnelle qui apporte cette jouissance qui peut, alors être débraillée. L’assommoir de la souffrance médiatisée. Cela ne vaut-il pas, pour un temps dit-il, une restriction de quelques libertés ? La Libre Pensée, la Ligue des droits de l’Homme et du citoyen, quelques autres mais peu au fond, tirent la sonnette mais le train est fou, qui risque de dérailler.

            Comme si, les djihadistes n’attendaient pas que le calme revienne pour frapper de nouveau. Comme s’ils ne riaient pas sous cape quand nous frissonnons d’une peur qui tient une place trop grande et qu’ils ne vont pas raviver tout de suite. Nous boirons, les yeux bandés, dans la coupe tendue par un futur Frère, une prochaine Sœur, le breuvage amer du sinistre ratio « morts-kilomètres ». En sachant que tout cela n’est que symbole ; n’empêche, la statistique s’obstine : plus le nombre de morts est élevé plus fortes sont les lamentations réjouies. Moins il y a de kilomètres entre les victimes et nous, plus élevée est la clameur de nos souffrances coupables. Pour le coup le ratio du Bataclan et des terrasses est excellent : beaucoup de morts , à quelques stations de métro de nous. Ce n’est pas tous les jours, qu’une telle occasion de se laver des désirs inavouables et refoulés, nous agglomère et nous assimile dans le rictus des fusillés.

            « Il faut se défendre car nous sommes attaqués »…des bombes comme nos colombes de la paix .La riposte galope. Le préfet du Nord interdit la vente d’alcool considérant « que la consommation d’alcool contribue à lever des inhibitions et qu’elle facilite les comportements agressifs et violents » Un député du même dépaetement s’emballe : nous devrions être armés, comme les Américains. Ces djihadistes ne vont-ils pas, sur leur station « dabiq » prôner en anglais la guerre sainte ? Et leurs commentateurs ne saluent-ils pas les assassins du Bataclan et des terrasses, ces « huit braves chevaliers…qui ont mis Paris à genoux après des années d’arrogance de la France devant l’Islam ». Oui ça peut exploser de partout. Pour l’instant , faisons chorus avec les medias aux complaisances malsaines. Déclaration des Grands Maîtres, minute de silence dans les loges, émois offensés pendant les agapes. Et demain ? Que fait-on de tout cela, cette énergie émotionnelle incroyable ? on ne sait, ce n’est pas le propos ! La guerre, on vous dit, la guerre ! Et les grands de ce monde font taire leur dissension. L’union sacrée des nations. Comment pourrait-on y être insensibles ? Accessoirement, un effet d’aubaine pour les cotes de popularités écornées ou avachies. Nos élus communient dans l’oubli de notre tolérance, jugée dans la situation, de faiblesse coupable et aussi meurtrière que les assassins le furent. N’ai-je pas entendu, sur le marché, une femme, qui, levant les yeux au ciel, soupira : « Ah avec ces droits de l’Homme, on laisse faire n’importe quoi ! » ?Vite, à l’église.

            C’est au nom de notre religion, celle qui commande l’amour prétendent ses pratiquants, que les grandes orgues de Notre Dame font résonner les voûtes gothiques de la cathédrale, du son d’une Marseillaise inattendue. Intéressant de noter que ce fut déjà le cas en novembre 1918. Le Tigre, Georges Clémenceau avait alors interdit que des membres du gouvernement assistent à cet office patriote. 97 ans plus tard, le 15 novembre 2015, les claviers résonnent de la même façon. Mais aujourd’hui, la caméra débusque les tronches de circonstance d’un ministre, des présidents des deux assemblées et d’anciens ministres. La laïcité, qu’en tant que franc-maçon je considère comme fondamentale pour le vivre ensemble, est malmenée, bousculée et moquée. Oui Mediapart et le Canard enchaîné en font mention. Mais la laïcité bafouée est , elle, vraiment peu sexy. Et puis, dans ces circonstances effroyables, ne prêtons pas attention à ces détails. Le recueillement est de mise, au nom de la nation éplorée, et peu importe l’endroit, si le silence est aussi grand que les orgues ! Laïcité, bon sang, reviens !

            Les vieux démons, les grimaces vont bon train, dans le tintamarre, des voyeurs qui, excusez-moi du terme, vont déposer une fleur, allumer une bougie et défilent compassés, entre deux sanglots à peine retenus. La société du spectacle, la nôtre, bat le plein. Le fric et l’apparence ne sont pas bien loin : un restaurateur, proche du Bataclan, négocie la vidéo de sa caméra de surveillance, 50 000 €. Les témoignages de rescapés s’arrachent. Les experts pontifient. Croyez-vous que le train du néo-libéralisme va s’attarder quelques instants à la gare de la compassion ? En apparence seulement ! Comme franc-maçon épris de valeurs humanistes, j’ai été profondément choqué par l’impassibilité des chaîne de télé. Croyez-vous que la roue de la fortune consommatrice peut s’arrêter ? Non !Le vendredi soir, comme si rien ne s’était passé, la publicité n’a cessé de déverser son obscénité. A quand le spot qui mettra en scène quelques djihadistes dont les exploits vanteront telle confiture, telle assurance et telle voiture ? Attendons, cela arrivera. Sous les larmes, les euros !

            Et maintenant attendons qu’enfin , nous nous attaquions aux causes, une fois les plaies des souffrances pansées. Il est encore tôt. Nos loges, entre deux tenues pourraient se pencher sur le problème, qui cadre bien avec les préoccupations constantes que nous avons sur la transmission des valeurs citoyennes. Mais je crains que « le soufflé ne retombe » . Quand l’émotion partagée, ensemble vécue, se sera atténuée, restera-t-il assez d’énergie pour enfin passer aux actes ? Que le verbe enflé des politiciens se traduise quand même par des résolutions d’avenir.

Comme Franc-maçon, je tire une leçon : notre démarche même est questionnée. Comment faire de nos tenues des espace-temps où nos perceptions se renvoient les une les autres, dans le jeu des miroirs que nous tendons ? Certainement pas des planches abstraites, érudites qui semblent privilégier la neutralité, enrobées comme elles le sont par une lecture fastidieuse qui ne laisse pas respirer mais assoupissent. Alors prendre la parole et, dans la spontanéité du cœur, laisser l’émotion remonter. Je viens de le vivre dans une de mes loges : le Vénérable, en fin de tenue, n’a pu résister, sensible comme il est, à bredouiller quelques mots de chagrin, de crainte et de désespoir à l’évocation de ces jeunes , si jeunes, dégommés à la kalachnikov. Cela lui a fait du bien, semble-t-il ? et après, qu’allons-nous faire les uns, les autres pour empêcher que les conditions de l’horreur soient à nouveau réunies ? Je doute : dans un an, pourrons-nous tirer le bilan de nos actions d’Hommes de liberté et de fraternité ? Rendez-vous est pris par ce message. En attendant cette échéance, nous pouvons, nous initié(e)s saisir l’opportunité que nous tend ce cruel événement.

            Devons-nous communier , en tenue, dans les émotions partagées ? Ou bien, avons-nous à intérêt à ne pas nous laisser déborder par les rires ou les sanglots et à poser, calmement le problème? Afin d’éviter des récidives . Je n’ai pas la prétention ni le mandat pour répondre. Il me semble toutefois que nous gagnerons à être plus volontaires dans notre démarche et plus éclairé(e)s aussi, pour être plus efficaces et plus utiles. Sur le chemin lent, périlleux et parfois hasardeux de la concorde universelle. Pour quoi l’émotion et pour quoi la raison ? La réponse se fait pressante dans nos loges.

            Oui, ramassons nos larmes éparses et prenons, en bons géomètre, la mesure des choses. Chaque semaine, les routes de France tuent environ 50 personnes. Statistiques en main, le risque, sur une année, de mourir criblé de balles est infime par rapport au fait de monter dans un voiture. Seulement, s’y installer ne procure aucun frisson. Que des émotions plates. La raison, celle dont je parlais à propos de notre héritage lumineux, nous le serine mais nous n’entendons guère. Dites à Hiram qu’il va être assassiné. Il n’y croit pas et continue, au crépuscule, son inspection du chantier. J’entends d’ici la réprobation : « Mais ce n’est pas du tout la même chose, ici des meurtres perpétrés de sang-froid, au nom d’une religion ; là, des accidents non prémédités et inévitables. » J’entends la critique qui me ramène à l’idéologie religieuse, avec ses enfilades de dogmes et d’amour bien-pensant. Quand les portes de la vie se referment. Soit , je cède à l’argument : les morts de la seconde guerre mondiale ne valent pas les pauvres hères des camps. Là l’indignation se colore de colère et d’horreur.
je ne jouerai pas à établir un palmarès nauséeux en notant les massacres. Ils sont toujours atroces.

            Là où l’horreur est manifestement due à des assassins pleutres et vils, la colère serait donc bienvenue ; pour soulager le trop plein d’émotion. Je me rallie à ce point de vue ; il enregistre de manière neutre, un mode de fonctionnement humain. Faut-il ce débordement de souffrance provoquée pour que nous agissions, en franc-maçon et en Homme ? Alors je vous soumets une situation actuelle qui répond à ce critère : des responsables et l’horreur qu’ils déclenchent. Tu lis, mon Frère, ma Sœur cet article. Depuis quatre minutes. Mais te rappelles-tu que, pendant ces quatre petites minutes, quarante enfants de moins de cinq ans, sont morts de faim ? Que faisons-nous ?

                                                                      Jacques Fontaine. Novembre 2015


  • Jacques Fontaine

Jacques Fontaine est né au Grand Orient de France en 1969.Il se consacre à diffuser, par ses conférences, par un séminaire, l’Atelier des Trois Maillets et par une trentaine d’ouvrages, une Franc-maçonnerie de style français qui devient de plus en plus, chaque jour, « une spiritualité pour agir ». Il s’appuie sur les récentes découvertes en psychologie pour caractériser la voie maçonnique et pour proposer  les moyens concrets de sa mise en œuvre.

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