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Les femmes et le Grand Orient de France

« AgoraVox : le media citoyen » sous la plume d’Alexandre Starbensky publie un article sur la mixité au Grand Orient de France. L’article est intitulé « Cherchez la Femme« .

Point de révélation dans celui-ci mais une synthèse des évènements récents avec un peu d’historique sur le Grand Orient de France, sur l’Initiation maçonnique et sur l’avenir de l’obédience.

Source : http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/grand-orient-cherchez-la-femme-74559

La nouvelle est tombée, sèche comme il se doit pour un rendu juridique : les Loges du Grand Orient de France, principale obédience maçonnique de l’Hexagone, jusqu’ici exclusivement masculines, sont désormais libres d’initier des femmes. Cette décision « historique » de la Chambre Suprême de Justice Maçonnique (la CSJM, le « Conseil constitutionnel » du Grand Orient) a fait, on s’en doute, la « une » de bien des journaux, titrant sur ces Frères qui ouvrent enfin leurs portes à « l’autre moitié du ciel ». Pour la majorité de ces médias, le Grand Orient (GO pour les intimes) mettait enfin un terme à une aberration dans un monde où règne, officiellement du moins, une mixité intégrale. Et ces journalistes de brocarder l’archaïsme d’une Obédience qui se targue pourtant d’être à la pointe de tous les combats progressistes.   Tout rentrerait donc dans l’ordre ?   Pas si sûr… … D’abord parce que l’affaire est loin d’être close, ensuite et surtout parce que ses conséquences sur la principale Obédience française, forte de plus de 50 000 membres, va se répercuter sur l’ensemble du paysage maçonnique de l’Hexagone, aujourd’hui en pleine expansion (entre 130 et 150 000 maçons). Certains prédisent déjà l’éclatement pur et simple du Grand Orient, « big bang » mettant fin à une suprématie de plus de 250 ans. D’autres, à l’inverse, parient sur une OPA d’un GO mixte sur les autres Obédiences ouvertes aux femmes (Droit Humain, Grande Loge Féminine de France, Grande Loge Mixte Universelle…) pour constituer une super-Obédience mixte et progressive face aux Obédiences exclusivement masculines et spiritualistes, Grande Loge de France et Grande Loge Nationale Française en tête. D’autres enfin imaginent la montée en puissance de cette même Grande Loge de France (qui rappelons-le reconnait la maçonnerie féminine mais n’accepte pas de Sœurs dans ses rangs) absorbant à la fois les déçus du GO et les « renégats » de la GLNF (qui vit actuellement une cruelle crise interne).    Autant d’hypothèses entrainant un bouleversement maçonnique sans précédent depuis la dernière Guerre, avec les répercutions que l’on imagine à l’intérieur comme à l’extérieur des Loges. Déjà, le vent du psychodrame souffle dans bien des Ateliers du Grand Orient et nombre d’entre nous ont vus leurs Loges s’entredéchirer à l’annonce du verdict, les uns criant victoire, les autres hurlant au complot.   Alors, essayons de démêler un peu les fils du problème…   Tout d’abord, rappelons que rien n’est joué ! Comme le dévoilait François Koch dans l’Express il y a quelques jours, le Conseil de l’Ordre du GO (son pouvoir exécutif) a fait appel (suspensif) de la décision de la CSJM. Il s’agit pour le Grand Maître et son collège de gagner un peu de temps en attendant le prochain Convent (l’A.G, en langage profane) qui, de l’avis de tous, va être le véritable moment clef de toute cette affaire.   Mais, revenons un peu en arrière pour mieux comprendre les tenants et aboutissants de ce qui se joue actuellement.   Historiquement, depuis sa naissance, à la fin du XVIIe Siècle en Angleterre, la Franc-Maçonnerie, fille spirituelle des confréries de métiers du Moyen-Age, est exclusivement masculine. Règle majeure qui est encore aujourd’hui strictement respectée par les Obédiences dites « régulières » (reconnues par la Grande Loge d’Angleterre, son foyer historique) qui rassemblent l’écrasante majorité des Loges des pays anglo-saxons, mais aussi la GLNF, seconde Obédience de l’Hexagone en nombre de membres. Pour ces organisations, pas question de femmes en maçonnerie, ni dans leur Loge, ni en visiteuses.   Ce que beaucoup de profanes voient comme un anachronisme s’explique par le caractère avant tout « initiatique » de la FM. Un membre de cette GLNF m’expliquait, il y a quelques années, alors que jeune maçon, je m’offusquais encore de cette ségrégation, que « la maçonnerie relève de l’expérience mystique, ésotérique, philosophique », que l’on pourrait comparer en quelque sorte aux ordres monastiques. « Dès lors qu’il s’agit d’une expérience intimement personnelle, chacun a le droit de choisir son chemin propre, y compris si il est exclusivement masculin »… Ou féminin, la Grande Maitre de la principale Obédience féminine, la GLFF, n’ayant pas un autre discours en affirmant le Droit à une expérience féminine de l’initiation et en vantant les avantages d’un travail philosophique entre femmes. Exige-t-on aux Franciscains d’ouvrir leurs cloitres aux femmes ? Forçons-nous les guerriers Maï-Maï à associer les filles à leurs rites de passage ? L’ethnologue trouverait cette revendication ridicule. Il en est de même pour la maçonnerie qui, aussi étonnant que cela puisse paraître dans notre monde occidental « post-moderne », reste une société initiatique traditionnelle. Ne pas respecter ce choix serait une immixtion dans l’intimité d’une maçonnerie qui relève d’abords de la sphère privée, doublé d’un contre-sens intellectuel.   Néanmoins, si la maçonnerie dite régulière est restée ferme sur ces principes, la maçonnerie dite « française » ou « latine » (dont la sphère d’influence s’étend sur l’Europe continentale et les pays de culture francophone) a reconnu le besoin, dans la seconde moitié du XIXe, d’ouvrir aux femmes cette expérience initiatique. Ce qui débouchât sur la création progressive d’Obédiences mixtes (le Droit Humain principalement) puis d’Obédiences exclusivement féminines qui coexistent dans un réel consensus avec les Obédiences masculines, chacune exprimant une orientation particulière du travail maçonnique.   C’est ce statu quo que remet en question la décision de la CSJM, ultime rebondissement d’une bataille relancée par une poignée de Loges qui décident, en 2008, d’initier, de leur propre chef, une demi-douzaine de Sœurs, dans le but avoué de placer le débat sur le plan juridique pour provoquer un électrochoc interne à l’Obédience.   Avant de juger, comprenons la motivation de ces Loges. Il n’est nullement question ici d’imposer la mixité à l’ensemble de la maçonnerie, de nier l’aspiration de certains de nos Frères -et Sœurs- à travailler dans un cadre exclusivement masculin ou féminin. En revanche, au nom même de cette liberté au pluralisme des rites, des us et coutumes, ces Loges revendiquent, pour chaque Atelier, la liberté de choisir la mixité sans pour cela devoir quitter le Grand Orient et son héritage historique et philosophique. Dit autrement, les Frères de ces Ateliers ne recherchent pas uniquement la mixité (rien de plus facile sinon que de passer d’une Obédience à une autre ou, plus simple encore, la double appartenance comme le font certains maçons de ma connaissance) mais revendiquent le droit d’expérimenter une mixité propre au Grand Orient, à ses rites et à ses traditions.   À mon sens cette possibilité doit leur être accordée, ne serait-ce qu’au nom de ce pluralisme qui est l’une des valeurs propres au Grand Orient (qui, à l’inverse des autres Obédiences, porte haut la souveraineté de ses Loges, leur autonomie matérielle et leur droit à pratiquer le Rite de leur choix).   C’est au nom de cette liberté que le choix entre mixité et non mixité doit être du ressort de chaque Atelier et non de l’Obédience, simple fédération de Loges libres, dont la fonction doit être purement administrative (ce qui est déjà le cas avec les rituels qui sont gérés par des structures indépendantes).   L’argument est implacable…. En théorie.   … Car en pratique, en 2009, comme en 2001, après un an de débats en Loges, le Convent (l’assemblée législative du Grand Orient, qui rassemble les représentants de tous les Ateliers une fois par an) à refuser cette liberté à la mixité. Pourquoi ? Comment expliquer qu’une majorité de Loges, même modeste (56%), refuse une mesure nullement contraignante (les Loges souhaitant restées exclusivement masculines auraient tout à fait le droit de le rester) ?   Pourquoi, pour une majorité de Frères dont les opinions progressives ne sont plus à démontrer et qui reconnaissent sincèrement les maçonnes des autres Obédiences comme leurs Sœurs, le Grand Orient ne pourrait pas accueillir des Loges mixtes à partir du moment où il respecte la singularité des Loges masculines ?   « Tout simplement parce qu’aujourd’hui, la masculinité est la dernière chose qui tienne le GO debout ! » me lance, sans rire, un Frère du haut de ses cinquante ans de maçonnerie. Au-delà de l’inertie du statu quo, le refus de l’ouverture aux femmes serait donc motivé non par un sexisme primaire mais par l’attachement à un particularisme historique qui serait devenu, aujourd’hui, le seul ciment qui tient debout toute une Obédience ?   La ficelle semble un peu grosse !   « C’est pourtant la stricte vérité » me confirme un autre membre du GO. Et de me lancer une explication paradoxale : « Notre obédience est victime de son succès ! Il y a 20 ou 30 ans, lorsque nous n’étions que quelques dizaines de milliers de Frères en France, entrer en maçonnerie et particulièrement au GO, signifiait un engagement politique, social, bien précis. Aujourd’hui, le GO a perdu sa particularité »… En s’ouvrant sur sa Droite, en quittant l’arène politique, en diversifiant son recrutement…   D’autant que les autres Obédiences, elles aussi, se sont rapprochées, au fils des années, de positions qui étaient auparavant l’apanage de la rue Cadet. Aujourd’hui la Grande Loge de France n’hésite plus à s’engager dans des débats de société (dans le domaine de l’éthique notamment). Le Droit Humain, la principale organisation mixte, est de moins en moins le repère de furieux gauchistes qui a longtemps fait sa réputation. Alors qu’aujourd’hui entrer au Grand Orient n’est plus cette manière de « continuer la politique par d’autres moyens » et que les aspirations des nouveaux maçons se portent de plus en plus vers la réflexion philosophique au détriment de l’action politique, les frontières entre les Obédiences tendent sérieusement à s’effacer.   Dès lors, « ventre mou » de la maçonnerie, le Grand Orient de France aurait une identité bien moins marquée que ses « concurrentes » ?    L’analyse n’est pas exagérée pour un troisième Frère qui s’explique : « Plus homogènes, les autres Obédiences ont certainement un fond idéologique plus solide que notre organisation ». C’est vrai que la GLF porte encore haut les couleurs d’une maçonnerie philosophique, déiste, associé à un rite unique. De son côté, le Droit Humain reste fort d’une pensée très à Gauche et de son antériorité comme Obédience mixte et ouverte sur l’international. Et ne parlons-pas des autres petites organisations très attachées à un particularisme précis (un rite comme Memphis-Misraïm, une pratique comme la GLFF…)…   « Le Grand Orient, en revanche, n’a plus que son Histoire comme ciment… » Et que reste-t-il d’autre de cette Histoire que la masculinité…   « Le Grand Orient est devenu une auberge espagnole où se côtoient des visions très différentes, voire opposées, de la maçonnerie, l’ouverture aux femmes pourrait bien être l’étincelle qui mette le feu à cette situation. » Le socle identitaire du GO ne serait donc pas assez solide pour éviter un grand schisme entre tenants d’une maçonnerie philosophique et tenants d’une maçonnerie plus active dans le siècle. Schisme dont la question de la mixité serait un marqueur majeur…    Cette Obédience aurait donc tout à perdre de l’ouverture à la mixité qui marquerait le « top départ » pour une migration massive de Frères et de Loges vers des Obédiences correspondants plus à leur motivations respectives. Qui à la Grande Loge de France, qui au D.H… Migration d’autant plus facile avec le système de reconnaissance interobédiencielle mis en place ces dernières années.  Finalement, ce débat sur la mixité révélerait donc un malaise bien plus profond : l’effritement progressif de l’identité de la principale Obédience française devenue, en quelques années, un « ramasse tout » sans socle idéologique ou rituelique précis ?   « Ce débat en lui-même est révélateur qu’il existe deux camps bien distincts au sein de notre Obédience, et que ces deux camps ne sont pas prêts à trouver un terrain d’entente ! »   Il y aurait donc péril en la demeure !   Pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, on fait l’analyse diamétralement inverse sur les colonnes des autres Obédiences, chez qui la perspective d’un GO mixte soulève beaucoup d’angoisses existentielles.   Au D.H, à la GLFF, à la GLMF, nombreux s’inquiètent d’une hémorragie de leurs membres vers un GO mixte. Un ami du Droit Humain (la principale Obédience mixte) m’avouait il y a quelques jours : « Une bonne partie des sœurs que nous initions dans mon Atelier nous sont présentées par des maçons du GO. Que feront-nous lorsqu’elles pourront directement aller dans leur Loge ? » Et une Sœur d’ajouter : « Avec nos 10 ou 15 000 membres, nous ne faisons pas le poids… Il est évident que demain, une profane va choisir la Loge la plus proche de chez elle… ». Les partisans de la mixité au GO ne disent d’ailleurs pas autre chose lorsqu’ils avancent que l’ouverture aux femmes de la première Obédience françaises et de son bon millier de Loges qui irriguent l’ensemble du territoire est la seule solution pour relancer la féminisation de la maçonnerie française, qui stagne depuis quelques années.   Pour toutes ces « petites » Obédiences, le risque de disparition ne serait donc pas négligeable, ce qui porterait un sérieux coup à la « biodiversité » du paysage maçonnique français, ce qui en fait, selon certain, sa faiblesse mais aussi, à mon sens, sa richesse.   On le voit, l’ouverture du GO à la mixité provoque autant de craintes au sein du Grand Orient lui-même que dans les autres Obédiences, mixtes ou féminines. Les uns craignant l’hémorragie, voire l’éclatement, les autres, au contraire, de perdre leurs particularisme et leur indépendance.   Mais à en croire certains, ces scenarii maximalistes sont loin d’être inéluctables. Tout dépend d’abord de ce que va décider le prochain Convent.   « En 2001 puis en 2009, les représentants des Loges avaient voté contre la mixité, rien ne dit qu’ils changeront d’avis en 2010 » me rappelle un habitué de ces Convents. Il est vrai qu’aussi habiles juristes soient-ils, les supporters de la mixité n’ont encore jamais réussi à rallier la majorité des Loges, et ce malgré le soutien affiché de deux précédents Grands Maîtres.    Il reste une maçonnerie, en province notamment, encore très attachée à ses valeurs traditionnelles qui sera difficile à convaincre… Autant de Loges à l’ambiance de « club de gentlemen » si bien décrit par le Frère Rudyard Kipling, très à cheval sur ces valeurs traditionnelles et où, à tort ou à raison, la maçonnerie mixte n’a pas très bonne réputation. « La mixité entraine automatiquement un rapport de séduction qui ne peut que nuire à la qualité de nos travaux et à l’ambiance de nos Loges », « je suis justement parti de la maçonnerie mixte à cause de cela » m’affirmait un Frère d’une Loge de grande couronne. Et il n’est pas le seul à tenir ce discours, loin s’en faut. D’autant que l’activisme juridique des Loges « rebelles » qui ont fait invalider auprès de la CSJM les décisions du dernier Convent ont pu choquer une « maçonnerie d’en bas » très respectueuse des décisions démocratiques. Certains ont même pu parler de « coup d’Etat judiciaire ».   Partisans de la liberté des Loges contre adeptes de la légalité de l’Obédience donc…   Et si ces derniers l’emportent et que le Convent réaffirme la non-mixité du Grand Orient, mettant provisoirement fin à la polémique ?   « Il y a fort à parier qu’il ne se passera pas grand-chose ! » me confirme ce même Frère : « la scission sera très limitée ». Si on peut sérieusement envisager le départ des quelques Loges les plus à la pointe du combat pour la mixité, qui représentent quelques dizaines, voire centaines de Frères, les autres se contenteront du statu quo actuel, bien contents de voir les turbulences s’éloigner… Et dans le cas contraire, si la liberté d’initier des femmes est accordée aux Loges, ce fameux « big bang » est-il réellement inéluctable ?   « Loin s’en faut… D’abord parce que quitter une Obédience reste une décision humainement très difficile à prendre, ensuite parce que la Grande Loge de France n’est pas du tout préparée à recevoir un nombre conséquent de Frères dont beaucoup ne travaillent pas au même rite qu’elle, enfin parce qu’il restera certainement aux Loges la liberté de refuser cette mixité… Pour ces dernières, la situation restera sensiblement la même qu’auparavant : des Sœurs, mais uniquement en visiteuses. »   Pour mon ami, comme pour beaucoup d’autres Frères du Grand Orient, la cause semble entendue : quels que soient les résultats du prochain Convent, les conséquences sur la physionomie de notre Obédience resteront limitées à quelques cas personnels. Le « big bang » n’aura donc pas lieu.   Espérons que le futur leur donnera raison ?

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A.S.: