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SAVOIR SE TAIRE


La séance avait été productive et un peu longue, et tout le monde attendait déjà avec impatience le moment de fraternisation qui allait suivre. En règle générale, tous les apprentis et compagnons avaient observé un silence absolu pendant la séance, ne pouvant ni demander à parler ni s’exprimer. Maintenant que la séance était terminée, ils parlaient ouvertement et sans cesse de tout et de rien, certains ici d’un détail de la séance qu’ils n’avaient pas remarqué ou sur lesquels ils voulaient en savoir plus, d’autres de choses plus banales, d’autres encore s’entraidant pour le rangement du temple – qui est justement une des tâches des apprentis. Cela a été suivi d’agape – un repas ensemble – où tout le monde peut parler. Et tout le monde le fait, et c’est précisément ce qui est prévu.// Dans une session de loge, on ne peut parler sans demander au préalable à parler, mais demander ne suffit pas, un 

« excuse me » ne suffit pas pour légitimer la prise de parole immédiate ; il faut attendre que celui qui a la parole finisse ce qu’il a à dire, puis demander la parole d’un geste, et attendre qu’elle soit accordée par celui qui dirige la séance – le Vénérable Maître. Et pendant qu’un certain sujet est discuté, chacun n’a droit qu’à une seule intervention ; il n’y a pas de droit de réponse, pas de « j’ai oublié ceci ou cela », et encore moins de commentaire sur ce qu’un autre vient de dire.Avec ces règles, vous apprenez à être objectif, concis et clair dans ce que vous avez l’intention de dire ; il n’y a pas possibilité de faire un discours par approximations successives, ni « navigation à vue ». Chacun dit ce qu’il a à dire, et écoute sereinement ce que les autres ont à partager. A la fin, le Vénérable Maître fera un résumé de ce qui a été dit et, en fonction de la position de chacun, établira la position de la loge. Apprentis et compagnons se taisent, pour apprendre par l’exemple ce qu’il faut faire, ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire. Une fois élevés au rang de maîtres, ils pourront demander la parole et se manifester, mais à ce moment-là ils auront déjà eu l’occasion de voir et d’apprendre, pendant quelques années, comment exercer ce droit.//

L’un des maîtres présents racontait des histoires anciennes, et curieusement l’un des apprentis présents – un homme mûr – avait quelque chose à ajouter à ces histoires. Naturellement, il interrompit l’orateur – « donnez-moi juste une seconde… » – et ajouta un détail, donna des informations supplémentaires et, rapidement, rendit le mot. Le maître a continué pendant quelques minutes, jusqu’à ce qu’il soit à nouveau interrompu par le même apprenti – « si vous me le permettez, mon frère… » – et il a dit un peu plus sur ce dont on parlait, laissant tout le monde intéressé par ce qui dit-il, s’excusant bientôt à nouveau et retournant le mot. Discrètement, quelques-uns  des maîtres présents  échangèrent des regards et sourirent avec bonhomie. « Il est temps, il y arrivera », semblaient-ils se dire.

Il est bon pour un apprenti ou un compagnon d’avoir quelque chose à dire – et de le dire au bon moment et au bon endroit, comme l’est une agape après une session en loge. C’est précisément la circonstance idéale pour qu’ils apprennent à le faire de la façon dont on s’attend à ce qu’ils le configurent à l’avenir, alors qu’ils sont déjà maîtres ; à ce moment-là, ils pourront intervenir en séance avec fluidité et harmonie, déjà conscients de la manière dont ils doivent agir.

J’étais même sur le point de dire un mot, à la fin, à l’apprenti en question – mais je me suis abstenu. Après tout, quand on dit qu' »en franc-maçonnerie tout s’apprend et rien ne s’enseigne » c’est justement pour souligner le respect du temps et du rythme de chacun, et pour la découverte par chacun de son chemin et de ses vérités . L’apprenti aurait plus d’occasions de découvrir par lui-même ; après tout, il m’était arrivé la même chose. En fait, non sans quelque gêne, je me rappelais mes premières interventions auprès de mes Frères – intempestives, tranchantes, disharmonieuses – et je pensais que si j’avais été capable de (commencer à) apprendre à me taire (ce que je continue d’apprendre tous les jours) , cet apprenti aurait sûrement le droit de le découvrir lui aussi.

A.S.:

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