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Miscellanea Macionica : Les tribulations d un Élu Parfait

Miscellanea Macionica :  Peut-on évoquer les tribulations d’un «Élu Parfait», survenues à Toulouse, au siècle des Lumières ?

Voici la question 110 de la Série« MISCELLANEA MACIONICA »  (Miscellanées Maçonniques) tenue par Guy Chassagnard, ancien journaliste professionnel qui, parvenu à l’âge de la retraite, a cessé de traiter l’actualité quotidienne, pour s’adonner à l’étude de la Franc-Maçonnerie et de son histoire.

Miscellanea Macionica :  Peut-on évoquer les tribulations d’un «Élu Parfait», survenues à Toulouse, au siècle des Lumières ?

L’Histoire maçonnique ne mène pas toujours de l’initiation à la Vérité, du passage sous le bandeau au Grand Architecte de l’Univers. Elle peut aussi, à ses heures de récréation, rendre compte d’événements plus pro- fanes et surtout plus bouffons ; des événements qui sont, il est vrai, plus heureux à relater qu’à vivre. On peut ainsi, pour plaire aux amateurs de (petite) histoire sans déplaire aux ésotériciens, rapporter ici les tribulations du frère Dubuisson, éminent Élu Parfait des Respectables Loges Écos- saises de Bordeaux et de Toulouse.

Maître de ballets et organisateur de spectacles sur les rives de la Gi- ronde, ce frère était arrivé en 1749 dans la Ville Rose où, visiteur d’une loge écossaise locale, il était parvenu à convaincre ses pairs toulousains que l’Écossisme bordelais était de loin supérieur à l’Écossisme parisien dont ils se prévalaient ; ceci après leur avoir démontré qu’il était bien ce qu’ils étaient mais qu’eux ne pouvaient se prévaloir d’être ce que lui était…

Bref, le frère Dubuisson était parvenu, sans grandes réticences, à pla- cer la Respectable Parfaite Loge d’Écosse sous la dépendance de la Res- pectable Loge des Élus Parfaits – fondée, comme chacun sait, en 1745 par… Étienne Morin. Le frère Dubuisson exerçait les fonctions de direc- teur de l’Opéra de Toulouse. Ce fut là la cause de son malheur, qu’il eut à raconter dans le détail à ses amis et frères bordelais.

Figuraient dans la troupe deux sœurs Grimiau que fréquentaient assi- dûment deux frères Monterun, membres de la noblesse languedocienne. La plus jeune des deux jeunes comédiennes ayant été écartée pour cause d’hostilité du public, l’aînée, se croyant sûre de son fait, réclama que sa sœur jouât et fût payée. Le soir de la représentation, Thurier (metteur en scène et… franc-maçon) ne parut pas à l’Opéra.

Laissons le frère Dubuisson nous raconter la suite :

Le comte de Monterun et la Grimiau, enragés de ne pas le voir pour lui annoncer qu’elle ne jouerait pas si sa sœur n’avait pas un rôle, s’adressèrent à D. et à M. pour le leur signifier, qui répondirent que cela ne les regardait pas.

Ne sachant plus à qui s’adresser, la tempête tomba sur moi et comme je passais du long des coulisses, je trouvai le passage embarrassé par les Grimiau, le comte et son frère, que je ne connaissais pas.

Je fus obligé de passer au milieu d’eux. La Grimiau aînée dit en me fixant :

« – Oui, ce sont tous des marauds ! ».  Le comte ajouta :

« – Oui, des marauds à qui je casserai les bras. »

Je m’arrêtai en les regardant tous et M., qui était dans la coulisse, me dit :

« – Oui, c’est à vous qu’on parle ! ».

« – Et à propos de quoi ? », lui dis-je.

« – A propos d’un passe-droit qu’on dit que l’on a fait. » Je répondis :

« – Je l’ignore, par conséquent je ne prends pas pour moi ce que l’on dit. Si cela me concernait personnellement, je répondrais, mais ne sa- chant pas de quoi il est question, je n’ai rien à dire et je me retire. »

Je fus à l’amphithéâtre voir le dernier acte. Pendant ce temps, les deux frères furent se parler dans le foyer avec tant d’agitation qu’ils furent re- marqués. Ils revinrent se placer, l’aîné dans une coulisse et l’autre à la porte du foyer qui se trouve à côté des coulisses. Comme je revenais pour faire entrer la haute-contre [alto] qui allait chanter une ariette, j’entendis derrière moi le comte dire :

« – Jarnidieu ! Coquin, je ne sais pas ce qui me tient que je ne te donne vingt coups de canne ! »

Je me retournai et je le vis, sa canne à la main, en attitude menaçante. J’avais mon chapeau à la main, n’en portant jamais l’été. Je lui deman- dais si c’était à moi que cette menace s’adressait et pourquoi il me la fai- sait.

« – Pour t’apprendre à passer devant moi avec plus de respect ! »

« – Je ne vous ai pas manqué ni à personne et je suis bien surpris, dis-je en m’approchant de lui, que vous vous serviez de pareilles menaces à mon égard.

« Elles ne sont pas faites pour moi. Je suis un honnête homme! »

Je vous assure sous notre secret, qu’en ce moment je lui serrai la main et que je le ferai connaître en toute occasion. Il resta un temps à me re- garder sans rien dire. J’en fis de même. Il prit le chemin du corridor. Je le suivis tranquillement.

Quand il fut prêt à descendre l’escalier, il se retourna et, ne voyant derrière lui que moi, il rebroussa chemin avec précipitation, frappa de toute sa force à la porte des Capitouls [édiles municipaux], qui ouvrirent, tout étourdis du bruit. Il entra [dans la loge] et, parlant à voix haute, se plaignit que je venais de lui manquer de respect et que je l’avais insulté Le chef du Consistoire, à qui il s’était adressé, lui répondit qu’il l’éton- nait, que j’étais poli envers tout le monde, qu’il ne pouvait s’imaginer que j’eusse pu tomber dans pareille faute.

Je m’avançai et répondis que je ne lui avais manqué en rien mais, qu’au contraire, il m’avait menacé avec sa canne. Il me répliqua qu’il me ferait casser les bras par les porteurs [de chaises] si on ne lui rendait pas justice. Je lui dis que je ne leur conseillais pas d’en prendre la com- mission ni que personne ne se mît à leur tête et que je ne craignais point ses menaces, et je m’en retournai sur le théâtre.

Cela avait déjà interrompu le spectacle et fait lever tout le monde. Plusieurs vinrent à moi me demander ce que c’était et, comme je leur ra- contais, il vint en criant que si les Capitouls ne me mettaient pas au ca- chot, il me donnerait cent coups de canne. J’eus encore la sagesse de me retenir, me réservant à un temps plus propice et me contentai de le re- garder.

« – Comment !, dit-il, tu oses encore me regarder ! »

En disant cela il leva sa canne pour me charger. Je perdis patience. Je tirai mon épée et l’épouvantai si fort en allant sur lui qu’il se jeta dans la coulisse. Quelques personnes se jetèrent au devant de moi et son frère, que je ne connaissais pas et qui était, comme je vous ai dit, en sentinelle à la porte du foyer, se jeta sur mon épée pour me l’arracher.

Je crus d’abord que c’était un spectateur qui ne faisait cela que pour m’empêcher de le percer mais, voyant son opiniâtreté, j’entrai dans la méfiance et lui donnai une si rude secousse que je m’en débarrassai.

En le même moment, la garde se jeta sur moi pour me désarmer et me repoussa jusqu’au fond du théâtre. Tous leurs efforts ne purent jamais en venir à bout, quoi qu’ils fussent huit à me tenir adossé contre la muraille.  Quand le comte me vit serré et tenu de cette façon, il s’élança sur la grande gloire qui descend du fond du théâtre et, de là, me déchargea un grand coup, par derrière, sur la tête. Me sentant touché, je fis un si grand effort que je repoussai toute la garde. L’officier, se jetant alors sur moi, reçut le second coup sur la tête et un troisième tomba sur un négociant de mes amis et frères, qui me sollicitait de remettre mon épée.

Pendant ce temps là, le cadet avait tiré son épée et, au-travers des soldats, la passait pour me percer. L’effort que je fis pour me débarrasser quand je me sentis frappé me sauva la vie et pensa faire tuer le sergent, qui fut blessé à côté des testicules. On était si fort attaché à moi qu’on se contenta de le désarmer et qu’on leur laissa le temps de se retirer.

Mon désespoir et ma fureur étaient si marqués que tout le monde conseilla aux Capitouls de me tenir aux arrêts. J’y fus conduit et eus pour logement celui de feu Monsieur de Montmorency [décapité à Toulouse en 1632]. Je fus trois jours sans vouloir donner mon audition ni faire au- cune plainte. Pendant ce temps, ils furent décrétés et les Capitouls dres- sèrent un procès en règle. Je fus enfin déterminé par mes amis à donner mon audition et le procès fut envoyé en cour. Ils ont été condamnés, le comte à Briscou et l’autre à Ferrières [deux prisons-forteresses réservées à la noblesse]. Tous nos frères en agirent au mieux en cette occasion. Ils vinrent manger avec moi et m’offrirent tout ce qui dépendait d’eux.

Les tribulations du frère Dubuisson, ainsi relatées, si minutieusement, dans une lettre datée du 6 août 1750, auraient pu s’arrêter là. Mais ledit frère était, comme il se doit, maçon. Et au tableau de la même loge écos- saise figurait un Monsieur de Bojat, conseiller en Parlement et beau- frère des Monterun, qui refusa soudain de s’asseoir sur la même colonne. Des tractations menées dans le temple, il résulta finalement que les frères, désormais ennemis, seraient autorisés, priés même, de venir alternative- ment en tenue de loge. Il n’y avait, soulignons-le, que que trois mois que les Écossais des 3 JJJ de Toulouse étaient devenus Élus Parfaits.

Pour tout renseignement complémentaire, on est prié de s’adresser au Suprême Conseil des États-Unis Juridiction Nord – 33 Marrett Road, Lexington, Massachusetts (USA).

© Guy Chassagnard – 2016



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